Chapitre 13
Quelques jours seulement après l’incendie, Jesse entrait dans la cuisine que sa sœur et elle avaient louée avec, dans les bras, une impressionnante pile de boîtes.
— Vérifiez les fours, dit-elle aux employés, avant d’aller déposer son fardeau dans l’arrière-cuisine.
Leur nouvel emplacement était plus exigu que l’ancien, mais comme arrangement provisoire, il convenait parfaitement. C’était un restaurant qui avait fermé ses portes et que le propriétaire louait dans l’attente d’un nouveau gérant.
Sid ouvrit la porte d’un des fours et mesura la température.
— On y est. 200°… C’est bon.
— Parfait!
Si les fours fonctionnaient bien, c’était l’essentiel.
— Où dois-je poser ça? demanda Jasper, qui arrivait avec deux ordinateurs portables tout neufs encore dans leurs emballages.
— Dans la salle à manger. C’est là qu’on prendra les commandes et qu’on préparera les expéditions.
Ce n’était pas bête : au moins les tables et les chaises serviraient à quelque chose et ils auraient toute latitude dans la cuisine pour la fabrication des gâteaux. De plus ce serait bien mieux pour l’hygiène.
— Le téléphone marche ?
— On a la tonalité, répondit Jasper, qui vérifia à l’aide de l’écouteur.
— La compagnie du téléphone m’a promis de faire suivre les appels à partir de 8 heures. Il est 8 h 30. Appelle l’ancien numéro et vois si le transfert fonctionne…
Sans attendre le résultat, la jeune femme fit un tour rapide de la cuisine, excitée par le challenge et les perspectives qui s’ouvraient devant elle. Dès que l’inventaire du matériel serait terminé, ils se mettraient tous au travail. Aujourd’hui même, les premiers brownies sortiraient des fours. Qui sait, peut-être que demain, à l’autre bout du pays, un de ceux qui les dégusteraient en verrait sa vie transformée ?
— On dirait un chaos bien ordonné, fit remarquer Nicole, qui contemplait la salle, mi-figue mi-raisin, appuyée au comptoir.
Ne sachant trop comment le prendre, Jesse acquiesça. Jusqu’à présent, sa sœur s’était tenue à l’écart sans faire de commentaire et Jesse n’était pas pressée de découvrir si c’était pour lui laisser enfin une chance de s’affirmer ou parce qu’elle était contrariée de constater que les choses prenaient assez bonne tournure.
— On a été livrés ce matin, lui annonça Jesse. J’ai fait quelques vérifications et tout paraît complet. Tu as déjà vu le matériel qui sert aux expéditions. Cet après-midi, le transporteur vient charger notre première cargaison.
— Quelle cargaison?
— Eh bien, nos livraisons de brownies !
— Comment pourrait-il y avoir des livraisons ?
— Le site internet a ouvert hier…
— Oui, je sais, mais c’est impossible qu’il y ait déjà des commandes.
— Eh si, c’est possible ! rétorqua Jesse en riant. Viens, que je te montre.
Elle conduisit Nicole dans la salle de restaurant où D.C. était en train de mettre en route les nouveaux ordinateurs portables. Jesse se dirigea vers l’un d’eux, s’assit et tapa l’adresse du site internet.
— Nous ne sommes accessibles que depuis hier. Normalement, il aurait fallu un peu de temps pour que les gens dégotent notre adresse, mais l’incendie nous a fait une publicité inattendue. Ça marche plus vite que prévu.
La page d’accueil se chargea rapidement. Raffinée et attirante, elle présentait d’appétissantes photos des spécialités de la famille Keyes. Jesse fit glisser le curseur jusqu’à une petite icône en bas de page, cliqua dessus, tapa son nom d’utilisateur et son mot de passe et, instantanément, la page se couvrit de colonnes de chiffres.
— Voici les dernières données sur le nombre de visites, dit-elle en pointant le doigt sur une des colonnes. Nous avons…
Elle s’interrompit, médusée.
— Ce n’est pas possible !
— Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Nicole en se penchant par-dessus son épaule.
— Nous aurions plus de mille contacts par heure. C’est une erreur!
— Non, intervint Sid. Tu n’as pas vu les infos, hier soir?
— On a parlé de nous à la télé ?
— Oui, ils ont passé un super reportage qui racontait que la boulangerie Keyes, une des plus anciennes de la ville, avait brûlé soudainement et que les propriétaires tentaient de continuer leur activité en utilisant les dernières techniques informatiques.
Jesse stupéfaite se tourna vers sa sœur qui prit un air gêné.
— Tu as été interviewée par la télé locale et tu ne me l’as pas dit?
— Le journaliste était venu pour couvrir l’incendie. J’étais sous le choc. Je me souviens à peine de ce que je lui ai dit…
— Vous avez parlé du Net, reprit Sid. Vous avez expliqué qu’en attendant la reconstruction du magasin vous souhaitiez garder vos salariés, que, de nos jours, les moyens de faire du commerce s’étant multipliés, vous comptiez profiter à fond des ressources d’internet.
Jesse eut l’impression de recevoir un coup violent à l’estomac. Qu’est-ce que ça signifiait? Nicole, qui réfutait systématiquement ses idées au point de la faire douter de leur bien-fondé et qui lui mettait des bâtons dans les roues, trouvait son projet génial dès qu’elle avait le dos tourné et se l’appropriait devant les caméras de télévision ?
— C’était un reportage du tonnerre, insista Sid. D’autres stations locales l’ont sûrement repris. Elles sont toujours à l’affût de sujets pour remplir leurs grilles, surtout le week-end. C’est peut-être ce qui explique toutes ces visites sur le site…
Oui, il y avait sûrement une explication de ce genre. Jesse cliqua sur la page des commandes et sursauta, effarée.
— On a déjà cent vingt commandes !
— Ce n’est pas possible, souffla Nicole, les yeux rivés sur l’écran.
— On dirait bien que si. Heureusement, ça concerne surtout les brownies : ils demandent moins de temps à fabriquer. Mais il y a quand même quelques commandes de gâteaux au chocolat. Il va falloir faire le tri pour savoir par quoi commencer. Notre dernière expédition de la journée est fixée à 17 h 30. D’ici là, il faudra avoir liquidé le maximum de commandes. Nous aurons besoin de renfort, ajouta-t-elle en se tournant vers sa sœur.
— Je vais téléphoner à Hawk. Peut-être que parmi ses joueurs ou leurs amis certains cherchent un job temporaire…
Est-ce que par « temporaire », Nicole voulait dire qu’on les remplacerait bientôt par des employés à plein temps, ou sous-entendait-elle seulement que c’était un arrangement provisoire? Jesse aurait bien aimé lui poser la question, mais elle avait trop à faire pour chercher querelle à sa sœur et, pour une fois qu’elles paraissaient sur la même longueur d’onde, elle ne souhaitait pas jeter de l’huile sur le feu.
— Je me dépêche de terminer l’inventaire pour qu’on puisse se mettre au travail, puis je passerai aux commandes de matières premières.
Tout en triant les bonbonnes de vanille et les boîtes de noix, elle laissa son esprit vagabonder vers Matt et les événements de ces derniers jours… Notamment à la fin de la nuit de l’incendie. Mais elle ne pouvait se permettre de penser à lui. Elle avait assez de soucis comme ça pour se laisser perturber.
Elle jeta un regard à l’écran de l’ordinateur où le chiffre des commandes s’accroissait à vue d’œil et reçut une décharge d’adrénaline. Enfin une situation de crise qu’elle pouvait gérer avec sang-froid et distance !
Matt, crispé à l’extrême, essayait de se détendre, tandis que Gabe descendait de son siège. Sa nouvelle BMW avait beau posséder les équipements les plus performants en matière de sécurité – dont quatre airbags latéraux –, il s’était obligé à rouler jusqu’à l’aquarium à la vitesse d’un escargot. S’ils s’étaient trouvés ailleurs qu’à Seattle, la ville du pays où les automobilistes étaient les plus courtois, il y a longtemps que quelqu’un l’aurait doublé avec force coups de Klaxon.
— Il paraît qu’il y a un endroit où on peut toucher des tas de choses : des plantes, des pierres, des animaux… euh, pour les animaux, je n’en suis pas sûr, dit-il à son fils.
En revanche, les organismes marins, c’était certain. Il avait lu sur le site internet qu’ils pourraient même caresser des étoiles de mer.
Comme ils faisaient halte à un passage clouté, Gabe leva les yeux sur lui.
— On va traverser ?
— Oui.
— Alors tu dois me donner la main.
— Oh, bien sûr !
Matt prit sa menotte dans la sienne, qui lui parut aussitôt anormalement grosse et pataude. Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir passer du temps avec Gabe, alors qu’il en était incapable? La preuve : il n’avait même pas su quel type de siège auto acheter, ni comment l’installer dans la voiture. Il avait fallu que Jesse s’en charge.
Le feu étant passé au rouge, ils traversèrent et entrèrent au grand aquarium.
— Il y a différentes causeries au cours de la journée, annonça-t-il. Je me suis dit que tu aimerais assister à celle sur les pieuvres.
— Oh, oui, super! répondit Gabe, les yeux brillants.
— Qu’est-ce qui t’intéresserait d’autre ?
Il déplia le plan devant le petit garçon qui considéra le papier, interloqué, avant de lui jeter un regard découragé.
— Papa, je ne sais pas lire.
— Désolé, j’avais oublié… Faisons un tour pour trouver quelque chose d’amusant à voir, alors.
Encore une fois, ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Gabe était son fils. Ils auraient dû pouvoir passer quelques heures ensemble, sans se heurter à la moindre occasion.
Ne sachant trop quoi faire, Matt suivit les panneaux menant au dôme sous-marin et ils pénétrèrent par un tunnel au milieu d’un immense aquarium pour se retrouver environnés d’eau et de poissons.
— Regarde! Regarde! s’exclama aussitôt Gabe, fasciné.
Il se mit à courir en tous sens, désireux de ne rien perdre du spectacle.
Ravi de son enthousiasme, Matt sentit remonter son optimisme.
Alors qu’ils s’attardaient sous le dôme, il remarqua deux garçons, plus vieux et plus costauds que Gabe, qui semblaient lui tourner autour. Voyant que chacun tenait un pistolet à eau, il se glissa derrière eux et leur posa brusquement la main sur l’épaule en déclarant d’un ton lourd de menace :
— Je vous le déconseille vivement.
Les gamins sursautèrent, levèrent les yeux sur lui et prirent la fuite sans demander leur reste. Satisfait, il se tourna vers son fils.
— Tu veux une glace ?
Gabe hocha la tête.
Ils allèrent s’acheter deux glaces, complétées d’un soda, puis se rendirent à la conférence sur les pieuvres. Après avoir suivi attentivement un quart d’heure, Gabe, qui léchait sa glace en s’en mettant partout, commença à s’agiter sur son siège et Matt le fit sortir. Il s’apprêtait à lui demander ce qu’il souhaitait faire ensuite, quand l’enfant vacilla, prit son ventre à deux mains et vomit le contenu de son estomac sur le ciment.
Une employée de l’aquarium s’arrêta près d’eux.
— Oh ! tu as mangé trop de glace, on dirait… Les toilettes sont par là. Je vais appeler quelqu’un pour nettoyer.
Gabe, l’air misérable, fixait ses chaussures, pendant que Matt se demandait que faire : la dernière fois qu’il avait vomi, c’était à la suite d’une beuverie mémorable à la fac et il en gardait un souvenir fort désagréable.
— Viens, dit-il en l’entraînant vers les toilettes. C’est fini ou est-ce que tu as encore mal au cœur?
— C’est fini…
Sans rien ajouter, Matt mouilla des serviettes en papier et commença à lui nettoyer la figure. Sa glace était si énorme qu’il n’avait pas pu la finir, alors que Gabe avait mangé toute la sienne. Comment n’avait-il pas pensé que ça lui ferait trop ! Avec un soda, par-dessus le marché ! Il se traita d’imbécile. Il n’aurait jamais dû avoir le droit de sortir seul avec son fils. Aujourd’hui, il l’avait rendu malade ; qui sait quel danger il lui ferait courir la prochaine fois ?
Furieux contre lui-même, il frotta les bras du petit, puis lui nettoya les mains. Si son short et son T-shirt étaient à peu près propres, ce n’était pas le cas des chaussures qu’il essuya en continuant à se fustiger intérieurement.
Son plan, qui consistait à briser Jesse et à lui prendre son fils, semblait bien compromis. Et puis ce n’était pas parce qu’il souhaitait se venger d’elle qu’il en voulait à Gabe.
Son attention fut attirée par un petit sanglot. Il se tourna vers l’enfant et vit de grosses larmes couler sur ses joues.
Saisi, il laissa tomber les serviettes et le prit par le bras.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es malade ? Parle. Qu’est-ce que tu as ?
Gabe se mit à sangloter de plus belle. Matt, désarmé, s’agenouilla devant lui.
— Si tu veux que j’y fasse quelque chose, il faut que tu me dises ce qui ne va pas. Tu as mal au ventre ?
Gabe secoua la tête.
Bon, ce n’était pas ça.
— C’est ta tête? ton dos?
Qu’est-ce qui pouvait bien faire souffrir un gamin de quatre ans ?
— Tu es fâché contre moi…, hoqueta soudain Gabe.
— Quoi ? Pas du tout ! D’où te vient cette idée ? Je ne suis pas en colère contre toi.
— Si ! Tu m’as fait mal, répondit l’enfant en lui montrant une marque rouge sur son bras, là où son père l’avait frotté sans ménagement. Tu es en colère et tu ne veux pas me parler !
Ses pleurs redoublèrent.
Matt se sentit minable. Il était tellement occupé à se faire des reproches qu’il n’avait pas prêté attention à Gabe.
— Je ne suis pas furieux du tout, se récria-t-il, regrettant que Jesse ne soit pas là pour reprendre en main la situation.
Mais elle ne viendrait pas et il devait se débrouiller tout seul. Il s’agenouilla sur le carrelage et essuya les joues de son fils.
— Je ne suis pas furieux contre toi, affirma-t-il, maîtrisant sa nervosité pour s’exprimer d’une voix apaisante. C’est contre moi que je suis fâché.
Gabe, surpris, s’essuya le nez du dos de la main.
— Pourquoi?
— Parce que je t’ai acheté une glace trop grosse et que ça t’a rendu malade. Je voulais te faire plaisir, mais je n’ai pas réfléchi que tu étais encore petit et que ça te ferait vomir. Sans compter que le soda n’a pas arrangé les choses. Je me sentais coupable et ça m’a mis en colère contre moi-même.
— Alors, tu ne m’en veux pas?
— Non. Au contraire, je passe un bon moment avec toi.
— Moi aussi, murmura Gabe, qui sourit à travers ses larmes et se jeta spontanément dans ses bras.
La masse légère de ce petit corps inconnu pressé contre lui, si fluet qu’on sentait ses côtes, se nichait si bien dans ses bras qu’il l’étreignit instinctivement. Aussitôt, deux bras osseux s’accrochèrent à son cou et il sentit le cœur de Gabe battre contre le sien.
« C’est mon fils, mon enfant », pensa-t-il, comme une révélation en le serrant plus fort. « Si ce bout de chou est en vie, c’est grâce à moi. »
Il relâcha vivement son étreinte de peur de le blesser accidentellement, mais Gabe refusait de le lâcher.
— Comment te sens-tu, maintenant ?
— Bien, répondit l’enfant. Mais je suis fatigué…
Il était près de 16 heures et ils avaient passé une bonne heure à l’aquarium. Ça devait lui suffire.
— Tu veux rentrer ?
Gabe hocha la tête. Matt attendit qu’il se décide à le libérer. Cela n’allait pas être facile de marcher.
— Tu veux que je te porte ?
L’enfant hocha de nouveau la tête et s’agrippa à lui comme s’il ne voulait plus le laisser partir. Bouleversé par un flot d’émotions inhabituelles, parmi lesquelles dominait une rage brûlante à l’idée de tout ce qu’il avait perdu, Matt le porta jusqu’à la voiture en le serrant passionnément contre lui, se jurant de le protéger et de prendre soin de lui envers et contre tout.
Gabe dormit tout au long du chemin de retour. Il ne se réveilla que quand ils se garèrent devant la maison de Paula. Matt l’aida à descendre et le regarda courir vers la porte où sa grand-mère l’attendait. Le petit était en train de lui raconter leur excursion quand Jesse apparut. Elle embrassa son fils, avant de se diriger vers lui.
Elle avait les traits tirés. Il savait quelle croulait sous les commandes, prenait son poste à 4 heures du matin et travaillait au moins douze heures d’affilée.
— On dirait que vous vous êtes bien amusés, dit-elle, ravie de trouver son fils enthousiaste.
— Gabe a été malade. Il a mangé trop de glace et il a vomi.
— A son âge, ça arrive souvent. Tant que ça ne dure pas, ce n’est pas grave. Tu as dû être aux quatre cents coups. J’aurais dû te prévenir que ça risquait d’arriver.
Jesse était si belle. Quand elle l’avait quitté, il était resté obsédé pendant des mois par sa longue chevelure blonde, ses yeux pervenche et le modelé délicat de sa bouche. Maintenant encore, chaque pouce de son corps l’attirait comme un aimant.
— Tu n’avais pas à me prévenir, répliqua-t-il, laissant libre cours à la rage et à la frustration qui bouillonnaient en lui. Normalement, j’aurais dû le savoir.
— Tu ne pouvais pas. Tu n’as pas passé assez de temps avec lui.
— Tu as raison, mais à qui la faute ? Qui a tout fait pour m’empêcher de connaître mon fils ?
— C’est toi, rétorqua Jesse, qui avait reculé en croisant les bras sur sa poitrine. N’essaye pas d’inverser les rôles. C’est toi qui as refusé de croire qu’il était ton enfant.
Pourtant, elle ne semblait pas complètement convaincue et Matt qui savait profiter de la moindre faiblesse de l’adversaire – ce qui lui avait valu sa réputation d’être un requin en affaires – la foudroya du regard.
— Comme si c’était aussi simple ! Tu savais très bien que je ne pouvais pas te croire, après ce que j’avais découvert.
— Pardon ? Tu n’as rien découvert du tout. Personne n’a jamais établi que j’avais couché avec Drew. Il n’y avait rien à découvrir !
— Disons qu’après ce qu’on m’avait raconté tu savais très bien que je ne te croirais pas, que je serais persuadé que tu avais repris tes vieilles habitudes… D’ailleurs qui me dit que tu les avais abandonnées? N’empêche, tu n’as pas cherché à me convaincre, pas plus que tu n’as pris la peine de me contacter, quand tu as accouché.
— C’est toi qui n’as pas cherché à me retrouver! Tu te moquais bien de savoir où j’étais!
— Ce n’est pas moi qui étais enceinte ! C’était à toi de me donner une chance d’être père. Tu m’as privé de mon fils. Je ne pourrai jamais récupérer les quatre ans de sa vie que tu m’as volés. Tu n’avais pas le droit de faire ça!
Jesse sembla se recroqueviller sur elle-même.
— Je voulais que tu le connaisses, dit-elle en luttant contre les larmes.
— Non, c’est faux! Tu aimais mieux être mère célibataire. Ça te plaisait d’avoir le beau rôle, de penser que je n’étais qu’un salaud qui t’avait laissée tomber. Tu as toujours adoré jouer les victimes.
Jesse leva la main, comme si elle s’apprêtait à le gifler.
— Je ne te le conseille pas ! dit-il en lui agrippant le poignet.
— Alors, arrête de m’accuser.
— Je ne dis que la vérité, répondit-il froidement. Ce n’est pas ma faute si tu as du mal à la digérer. Tu as éloigné sciemment Gabe de moi pour me punir de ne pas t’avoir crue.
— Peut-être, s’écria Jesse en se libérant violemment. Oui, c’est possible, mais tu avais été si cruel avec moi. Tu me répétais sans cesse que tu m’aimais, que tu serais toujours là pour moi, mais c’étaient des mots en l’air. Au premier coup dur, tu t’es empressé de me laisser tomber !
— C’est toi qui n’arrivais pas à supporter notre amour, Jesse… C’est toi qui t’es enfuie.
— Peut-être, avoua-t-elle, ébranlée. Mais tu n’es pas venu me chercher. Et je sais bien pourquoi : tu regrettais de t’être engagé, tu voulais rompre et je t’ai fourni le prétexte dont tu avais besoin.
Elle se trompait complètement, mais comment pouvait-il la convaincre ? Il se souvenait de son horreur quand sa mère lui avait dit qu’elle le trompait depuis le début. Il savait que Paula souhaitait l’écarter de sa vie et il ne l’aurait jamais crue, si la nouvelle que Nicole avait jeté sa sœur à la porte pour avoir couché avec son mari n’avait soudain rendu cette accusation vraisemblable.
La trahison de Jesse l’avait dévasté, non seulement parce qu’elle obscurcissait tous les moments qu’ils avaient passés ensemble, mais aussi parce qu’elle l’avait obligé à se remettre en question. Submergé par une douleur intolérable, il s’était juré de ne jamais plus s’attacher à personne.
— Si tu penses que je cherchais une occasion de rompre, tu te trompes sur toute la ligne.
— Comme tu t’es trompé sur moi, murmura-t-elle. Qu’est-ce que tu m’as déclaré déjà? Ah! oui : qu’une catin restera toujours une catin.
Matt avait regretté ses paroles aussitôt qu’il les avait prononcées. C’était le moment de s’excuser, mais sa rage à propos de Gabe était si forte, son ressentiment si aveugle, qu’il lança :
— Mon opinion n’a pas changé.
— Comment oses-tu ?
— Gabe parle tout le temps de ses « oncles » !
— Je t’ai expliqué ce qu’il en était.
— Oui, tu me l’as expliqué, rétorqua-t-il sur un ton aussi dubitatif que méprisant. Jesse, pourquoi es-tu revenue? C’est encore une de tes manœuvres? Tu voulais me faire sentir l’étendue de ma perte, tu trouvais que je n’avais pas assez souffert? Alors, bravo, tu as réussi, car je sais maintenant que je ne pourrai jamais retrouver ce que j’ai perdu. Tu m’as sciemment volé la petite enfance de mon fils.
— Ce n’est pas du tout ça ! Tu n’as rien compris ! se récria-t-elle, pâle comme un linge. Matt, comment peux-tu croire une chose pareille ? Si tu te souvenais de ce que tu m’as dit, tu pourrais comprendre à quel point ça m’a détruite ! Mais je te jure que je n’ai jamais voulu te punir. J’ai seulement cherché à survivre. J’étais anéantie…
Si Jesse croyait l’impressionner, elle se trompait. Au début, c’était pour la punir qu’il envisageait de lui enlever Gabe, mais maintenant, après avoir réalisé tout ce dont elle l’avait privé, il désirait qu’elle éprouve le même manque, la même frustration, qu’elle comprenne dans sa chair que le passé ne reviendrait jamais.
— Tu as eu tort de ne pas me donner ma chance. Rien de ce que j’ai pu dire ne justifie ce que tu as fait.
Les joues ruisselantes de larmes, Jesse tenta de parler, puis, trop accablée, y renonça en secouant la tête. Matt lutta pour ne pas se laisser entamer par son chagrin. Jesse n’avait que ce qu’elle méritait.
Un camion s’était garé derrière sa voiture, sans qu’il y prête attention. Il y eut un claquement de portière et Jesse, qui s’essuyait le visage, se retourna. Matt, surpris, la vit se ruer sur l’homme qui venait de descendre du véhicule et se jeter dans ses bras en l’étreignant convulsivement.
Comme l’homme lui essuyait les joues et l’embrassait sur le front, il sentit son irritation monter d’un cran. Il se dirigea droit sur eux, prêt à en découdre, quand ils se tournèrent vers lui.
— C’est vous qui faites pleurer ma gamine? lui jeta l’homme.
Matt s’arrêta, ahuri. Ce grand type buriné et droit comme un aurait pu lui être sympathique en d’autres circonstances.
— Elle s’est mise dans cet état toute seule.
— Matt, je te présente Bill, déclara Jesse. Bill, je te présente le père de Gabe.
— Ça a dû vous faire un choc, lança le vieil homme en le scrutant attentivement. Comment avez-vous pris la nouvelle ?
— Très mal.
— Pourtant, je peux vous assurer que Jesse a fait de son mieux.
— Grand bien lui fasse, elle n’avait qu’à me dire la vérité !
— Ce type est con ou quoi ? lança Bill en se tournant vers Jesse. Tu veux que je lui casse la figure?
Matt se serait volontiers colleté avec lui, sauf que Bill ayant deux fois son âge il ne pouvait se le permettre.
— Non, ça va, Bill… On va trouver un arrangement.
Bien qu’il ait passé un bras autour de ses épaules et que Jesse se pressât contre lui avec bonheur, il était évident qu’il n’avait jamais rien existé entre eux. Ce gars était exactement ce que Jesse lui avait dit qu’il était : un ami. Ça aurait dû le soulager, mais ce ne fut pas le cas.
Jesse se dit qu’il était temps de retomber sur ses pieds, mais c’était si rassurant de se blottir dans les bras de Bill qui avait toujours été si bon pour elle. Elle avait vraiment besoin d’un ami. Surtout à cet instant, où les accusations de Matt, qui résonnaient encore à ses oreilles, avaient mis son cœur à vif.
Il avait tort, bien sûr. Il fallait qu’il ait tort. Jamais elle n’avait voulu le punir en le privant de son fils. Elle n’y avait même jamais songé. A moins qu’inconsciemment elle ait cherché à lui rendre la souffrance qu’il lui avait infligée? Le blesser autant qu’il l’avait blessée?
La question était trop pénible à envisager, aussi préféra-t-elle tourner son attention vers Bill et l’inviter à entrer. Matt leur emboîta le pas. Au moment où elle introduisait son ami dans le salon, Gabe se rua dans la pièce et se jeta dans les bras du vieil homme.
— Oncle Bill ! Oncle Bill !
La joie du petit était si évidente que Jesse jeta un regard significatif à Matt. Il ne trahissait aucune émotion, malgré la contraction de ses mâchoires et son dos raidi. Il faut dire que Bill, qui connaissait Gabe depuis sa naissance, faisait partie de cette vie dont Matt avait été privé, peut-être par sa faute.
— Matt, je suis désolée, balbutia-t-elle en lui effleurant le bras.
Il lui décocha un regard plein d’une rage qui la cloua sur place.
— Parce que tu t’imagines peut-être que c’est suffisant?
Sans ajouter un mot, il tourna les talons et quitta la maison en claquant la porte derrière lui.